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"Je vais y aller ou pas ?" : la sélection des 200 narcotrafiquants réunis dans deux prisons de haute sécurité se précise, et inquiète détenus et avocats

"Je vais y aller ou pas ?" : la sélection des 200 narcotrafiquants réunis dans deux prisons de haute sécurité se précise, et inquiète détenus et avocats

Seront-ils sur la "liste" ? Alors que la date fixée par le ministre de la Justice pour accueillir les premiers "narcotrafiquants les plus dangereux" dans la prison ultrasécurisée de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) approche, plusieurs détenus potentiellement concernés se rongent les sangs. Au 31 juillet, une centaine d'entre eux aura été transférée dans le nouveau quartier de haute sécurité de ce centre pénitentiaire connu pour héberger le jihadiste Salah Abdeslam et le braqueur multirécidiviste Rédoine Faïd. Cent autres suivront, fin octobre, dans la prison de Condé-sur-Sarthe (Orne), et une soixantaine, d'ici à 2028, rejoindra la nouvelle prison de Saint-Laurent du Mfaroni, en Guyane. Avec la publication au Journal officiel du décret d'application de la loi créant ces "quartiers de lutte contre la criminalité organisée", mercredi 9 juillet, les premiers transferts, sous haute sécurité, vont commencer.

Important : Une nouvelle étape est franchie à 3 semaines de l’ouverture de la première prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil : le décret relatif aux quartiers de lutte contre la criminalité organisée et à l'anonymat des agents pénitentiaires, indispensable à la mise en…

— Gérald DARMANIN (@GDarmanin) July 9, 2025

Au moins un détenu est certain de faire partie du "casting" : le multirécidiviste Mohamed Amra, déjà incarcéré à Condé-sur-Sarthe pour son évasion qui a coûté la vie à deux surveillants au péage d'Incarville en mai 2024. Et pour cause : la création de ces quartiers dans le cadre de la loi visant "à sortir la France du piège du narcotrafic", validée par le Conseil constitutionnel le 12 juin, a été présentée comme une réponse à ce drame. Pour le reste des appelés, la sélection est effectuée dans le plus grand des secrets. Les critères sont classifiés, "sécurité nationale" oblige, fait valoir la Chancellerie. L'entourage de Gérald Darmanin dément même le terme de "liste", un mot pourtant prononcé par le ministre de la Justice lui-même dans un entretien au Parisien fin 2024. Une source pénitentiaire préfère parler de "vivier".

Selon un cadre de la police en Ile-de-France, tous les services du "36", la PJ parisienne, ont bien été sollicités au printemps pour "fournir une liste d'individus importants". Son service "a communiqué une vingtaine de noms, dont des fratries". Selon nos informations, les services de renseignement pénitentiaire et les magistrats de la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ont également été mis à contribution. In fine, la décision reviendra au ministre de la Justice. C'est lui qui décidera, par arrêté ministériel, de transférer dans ces quartiers tel ou tel détenu identifié par les services compétents.

Si les noms des intéressés sont confidentiels, ils sont censés cocher les cases suivantes, selon l'administration pénitentiaire : "Dangerosité, faits reprochés en lien avec la criminalité organisée, potentiel d'influence sur le milieu criminel, pouvoir corruptif en raisons de moyens financiers et de pression particulièrement importants, poursuites d'activités criminelles depuis la détention, faculté d'évasion..."

Ces critères se rapprochent de ceux du répertoire des détenus particulièrement signalés (DPS). En 2022, ils étaient autour de 240 à y figurer, dont 55 impliqués dans le terrorisme islamiste, chiffrait l'Observatoire international des prisons. Un chiffre en train d'être actualisé, selon le ministère. Mohamed Amra, lui, était passé entre les mailles du filet. Un loupé à ne pas réitérer pour les autorités. Ainsi, plusieurs avocats spécialisés dans les affaires de trafic de drogue dénoncent une sorte de "pré-sélection" de détenus parmi les 17 000 estampillés "narcotrafic", via le placement sous le statut de DPS et la mise à l'isolement. "Certains de mes clients sont en détention provisoire depuis longtemps et il n'y a rien de nouveau dans leur dossier. Quand je demande pourquoi ils sont classés DPS, on me répond juste qu'ils sont mis en examen dans un dossier stups", déplore l'avocate Ménya Arab-Tigrine.

"Mes clients, c'est la seule question qu'ils posent en ce moment : 'Est-ce que je vais y aller ou pas ?'"

Ménya Arab-Tigrine, avocate dans plusieurs dossiers de stupéfiants

à franceinfo

L'une des caractéristiques de ces nouveaux quartiers est qu'ils rassembleront personnes condamnées et des prévenus en attente de jugement, soumis aux mêmes conditions de détention. A savoir, un régime d'isolement renforcé valable un an – contre trois mois aujourd'hui –, renouvelable, avec des parloirs par hygiaphone (le détenu est séparé des visiteurs par une vitre), des unités de vie familiale interdites, des appels téléphoniques limités à deux heures, deux fois par semaine, et l'interdiction de travailler. Le Conseil constitutionnel a seulement émis quelques réserves sur les fouilles à nu systématiques après chaque visite et sur la généralisation de la visioconférence pour les rendez-vous avec le juge, en ce qui concerne les détenus mis en examen.

Gabriel Ory, soupçonné d'être à la tête de la DZ Mafia, une organisation criminelle marseillaise connue pour ses méthodes ultra-violentes et ses règlements de compte, "sait très bien qu'il ira à Vendin ou Condé", glisse son avocate. Cet homme de 29 ans est d'ailleurs déjà soumis, selon Christine d'Arrigo, à un "durcissement absolu de ses conditions de détention" depuis son transfert d'Arles à Fleury-Mérogis, après la découverte dans sa cellule de plusieurs téléphones portables. "On lui a suspendu l'accès à la cabine [téléphonique], il est menotté dès qu'il sort de sa cellule à l'isolement, deux grilles ont été ajoutées aux barreaux, dont une au maillage ultra-serré qui empêche toute circulation de l'air, il subit des fouilles intégrales, et il voit sa compagne à travers une vitre en plexiglas au parloir", liste son conseil, rappelant qu'il est, pour une partie des faits qui lui sont reprochés, toujours en détention provisoire, et qu'il reste donc présumé innocent.

"A Fleury, ils lui font l'antichambre des prisons Darmanin, c'est un rat de laboratoire. Il m'a dit 'je me sens comme un animal'."

Christine d'Arrigo, avocate de l'un des leaders suspectés de la DZ Mafia

à franceinfo

La Chancellerie dément toute politique de mise à l'isolement des détenus ayant vocation à rejoindre les prisons de Vendin-le-Vieil et Condé-sur-Sarthe. Et rappelle que des voies de recours, devant un juge administratif, seront possibles une fois la décision d'affectation prise.

Benoît David, comme d'autres, compte bien s'en saisir. Si l'avocat de Mohamed Amra ne se fait guère d'illusions concernant son médiatique client, il compte batailler pour d'autres, dont l'horizon pourrait bien s'assombrir avec la nouvelle politique carcérale. L'un d'entre eux, originaire de Roubaix, a été "condamné en 2017 pour des faits de 2013-2014. Il est à la centrale de Moulins, et me dit 'je sens qu'ils vont me mettre à Condé'. Il a très peur, alors qu'il aurait pu sortir dans quelques années", explique son conseil. Benoît David dit avoir été appelé par de nombreux autres clients pour les "rassurer", même ceux qui ont fait "un tout petit trafic de shit". "Il y a une vraie angoisse d'être catalogué et mis dans le même panier", pointe-t-il. La sélection concerne le "haut du spectre", rétorque-t-on au ministère.

Une certaine fébrilité gagne aussi les familles de détenus. "Il y aura forcément des retombées sur les proches. On a beau être narcotrafiquant, on a aussi une famille, il va y avoir des mesures impactantes sur les visites au parloir", anticipe Philippe Uzureau, directeur de l'Uframa, une association qui aide les familles et proches de personnes détenues. La plupart redoutent d'être informées du transfert de leur fils, frère ou père à Vendin seulement une fois celui-ci effectué. "Elles n'auront pas les moyens de monter dans le Nord une fois par semaine pour les voir et leur amener leur linge", souligne Christine d'Arrigo, un certain nombre de détenus pour trafic de drogue étant originaires, notamment, de la région de Marseille.

D'autres estiment que regrouper ces détenus à un même endroit n'est pas une bonne idée. Philippe Ohayon, avocat de Félix Bingui, dit "le Chat", incarcéré à Fleury-Mérogis depuis son extradition du Maroc, et considéré comme le fondateur du clan Yoda, craint notamment que des "familles de narcotrafiquants qui ne s'aiment pas se retrouvent au même parloir", avec les risques que cela comporte. L'administration pénitentiaire affirme que le regroupement des détenus se fera de manière à ne pas susciter de collisions ni d'accointances. Philippe Ohayon, qui défend également Abdelkader Bouguettaia, suspecté d'avoir coordonné l'importation d'une importante cargaison de cocaïne au Havre et extradé de Dubaï mi-juin, conteste aussi certaines justifications invoquées.

"Les trafics organisés depuis la prison, c'est un peu exagéré. Ils sont le plus souvent gérés depuis l'étranger."

Philippe Ohayon, avocat de Félix Bengui et Abdelkader Bouguettaia

à franceinfo

Plusieurs détenus ont toutefois été récemment poursuivis en France pour avoir géré leur trafic depuis leur cellule, comme à la maison d'arrêt de Brest en mars, selon Ouest-France, ou au centre pénitentiaire de Meaux en mai, d'après Le Parisien. Pour autant, "l'histoire l'a montré, les prisons ultrasécuritaires n'ont jamais permis une lutte efficace contre la criminalité, estime Benoît David. On crée des conditions telles que les personnes s'y trouvant deviennent des Cocotte-Minute." "Si on retire à un être humain sa famille, il devient dingue, appuie sa consœur Ménya Arab-Tigrine. On va créer des monstres, c'est exactement l'inverse de la promesse faite par le garde des Sceaux de protéger la société." Pour l'avocate Christine d'Arrigo, le drame d'Incarville "a créé une fracture alors que 90% des détenus ne veulent aucun mal à leurs surveillants. Depuis, on est aveuglés par l'esprit de vengeance. Mais ces prisonniers, ils vont ressortir, souligne-t-elle. Si vous enlevez tout espoir à un détenu, c'est là que cela devient dangereux."

Francetvinfo

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